La tradition ne peut être conservée comme un fruit sec ou un cliché photographique.

 

À Hahoe et Yangdong, deux villages au sud-est de la Corée du Sud, vit une communauté dont les origines remontent au haut Moyen-Âge . Ce qui est étonnant c'est que, malgré son âge biblique, ce sociotope est fondamentalement vital, qu'il est volontairement préservé et entretenu avec toute la sensibilité qui s'impose. La fondation Arumjigi pour Hahoe et Yangdong a par ailleurs réussi à faire classer les deux villages au patrimoine mondial de l'UNESCO. Essentiellement à l'initiative du directeur de la fondation, le professeur Li, cette étape ne s'apparente absolument pas à une mise sous cloche ou à une transformation en musée.

 

Que préserve-t-on ici ? On est en présence d'un concept global et complexe de patrimoine culturel. Il y a d'une part un héritage sous forme de structures physiques et d'objets associés, et d'autre part un héritage de structures d'aménagement urbain et d'utilisation du paysage. La fonction cardinale de la protection est cependant de préserver les usages, les formes de vie et la culture au quotidien, en d'autres termes : le milieu de vie de ces gens. Les habitants ne sont en aucune façon tenus d'exécuter des danses folkloriques pour le tourisme de masse comme de vains divertissements ethnographiques. Ils peuvent vivre comme ils le font depuis un millénaire. Plus personne n'est obligé de suivre l'appel fatal de la modernité à une ouverture impérative à la nouveauté, compte tenu de la destruction que cette même modernité a occasionné dans le monde.

 

Il existe réellement des familles dans le village qui peuvent attester d’un arbre généalogique sur 22 générations.

Selon la légende, un certain Ho est passé au 10 siècle de notre ère devant le fleuve Nakdong et s'y est établi. Il s'agit donc d'une culture qui a survécu aux histoires impérialistes chinoise, japonaise, franco-américaine et qui ce faisant est toujours restée identique à elle-même. Un fossile culturel s'il en est, mais qui peut nous servir à tous en tant que valeur socio-culturelle extraordinaire, en tant que trésor, en tant qu'impulsion à la réflexion. Que la ségrégation hommes-femmes dans de nombreuses fonctions sociales nous convienne ou non, que nous appréciions le régime alimentaire ou non, que nous souhaitions suivre les rituels et le bouddhisme traditionnel ou non. Nous pouvons être fiers qu'au moins une partie des civilisations aujourd'hui puissantes ont reconnu qu'il en existait de plus petites et plus vieilles qui, pour autant, ne doivent pas nécessairement être plus mauvaises. C'est cela que permet un engagement institutionnel comme l'inscription des deux communautés au patrimoine mondial de l'UNESCO en vue d'assurer leur protection. Décrit de manière ethnosociologique il y a des dizaines d'années, Hahoe est pour cette raison le plus connu des deux villages. En effet, le plus illustre des ethnosociologues, Claude Lévi Strauss (1908-2009), y a séjourné pendant une demi-année. Les recherches menées par Lévi-Strauss sur les cultures étrangères à l'Occident culminent, comme on le sait, dans une phrase de son livre « Tristes tropiques » (1955 en France, 1978) : du fait de l'Occident, « vingt-mille ans d'histoire sont joués ». Avec cette critique fondamentale, il dénonçait la destruction radicale, supposément sans alternative, de toute société qui n'était pas à la hauteur de celle de l'Occident que ce soit sur le plan militaire, économique ou organisationnel. Les deux communautés coréennes sont des exemples lumineux de fragments de cultures anciennes qui, grâce à la chance, la ténacité et la circonspection ne sont pas tombés sous le joug de la pensée utilitariste universelle, du délire de modernité du 20 siècle ou de la spéculation foncière méprisable et brutale.

 

Pour leur assurer un avenir, on tente aujourd'hui de maintenir en vie ces enclaves culturelles, qui sont les témoins vivants de rites anciens et prémodernes, avec les moyens de la conservation et de la restauration des monuments historiques, avec les moyens de la mise en valeur touristique respectueuse et l'octroi d'une large autonomie en matière de normes de construction, de planification et d'administration. Une approche manquant d'ambition risquerait de transformer le projet en un « Disneyland ethnologique ». Un observateur pessimiste pourrait déplorer le déclin inéluctable de cette culture. La vitalité spécifique et la reconnaissance nouvelle, en particulier au sein du monde asiatique, des comportements en tant que bien culturel, disent autre chose. Hahoe et Yangdong vivent. Mêmes si ces communes ont pu être protégées de l'accès extérieur et de la destruction, il est malgré tout impossible de les isoler complètement. Elles doivent pouvoir interagir. Elles ont donc besoin d'interfaces d'interaction. En tant qu'entité globale, elles ont besoin d'une accessibilité. Le contribuable coréen peut l'exiger, les citoyens de Hahoe et Yangdong doivent avoir un intérêt à ce que des informations élémentaires soient transmises vers l'extérieur, ne serait-ce que pour se protéger de questions intrusives et inopportunes ainsi que des pertes de temps associées. C'est là qu'intervient le projet de Bernd Hilpert : un système d'orientation qui puisse permettre aux étrangers d'appréhender le site sans pour autant être perçu comme trop insolite ou imposé de l'extérieur par les habitants. Une mosaïque de modules d'information qui, pour transmettre la complexité de ce qui est décrit, doit pouvoir recevoir aussi bien des plans que des textes extrêmement denses.

 

Le plus caractéristique me semble à cet égard, mise en scène avec le bronze, l’inertie du matériau qui correspond en fait à une épaisse plaque d’argile encore humide simplement posée sur la pierre.

Trois facettes du système d'information sont à considérer conjointement : la dimension interculturelle, la transposition technique et la qualité sculpturale. Grâce à la coopération avec le designer coréen Ahn Sang-soo (dont la stature en Corée est comparable à celle d'un Otl Aicher ou d'un Dieter Rams), le pont reliant les communes traditionnelles à la Corée moderne sera décliné dans l'espace de la langue internationale du design. La problématique postcoloniale de la légitimité de l'intervention d'un Européen dans un ensemble historique aussi sensible est au moins quelque peu désamorcée. La question toute basique suivante se pose malgré tout : un designer allemand peut-il apporter la sensibilité et la délicatesse nécessaires pour traiter de manière appropriée cette mission : établir le pont entre la culture traditionnelle millénaire et le monde extérieur ? Exactement comme les maîtres d'ouvrage des bâtiments et les planificateurs des villages de l'époque, Hilpert y parvient en se laissant inspirer par le paysage en tant que référentiel et en interrogeant du point de vue du designer produit les fonctions et non pas seulement les formes des objets quotidiens. Les bâtiments ont été conçus dans un rapport harmonieux à la topographie selon des règles traditionnelles. Cela explique l'équilibre inhabituel que l'on constate à l'observation de la localité. Ce qui est particulièrement extraordinaire, c'est l'idée collective d'un rapport idéal entre les constructions et le paysage. Cette idée qui habitait déjà l'agglomération initiale est toujours poursuivie et améliorée.

Ce qui aide Hilpert à cet égard, outre ses études intensives de la littérature et ses nombreuses discussions, c'est de cheminer à travers le paysage, d'observer les lieux de tous les points de vue possibles. Une représentation intérieure se crée en lui. Le fond plat de la vallée y devient thème récurrent et se propage à la courbure et au volume des éléments d'information. À cela s'ajoute l'examen de la dimension du paysage au sens de la promenadologie d'un Lucius Burckhardt, à savoir : la compréhension de l'espace à partir de l'étalon humain. Pour la conception des objets signalétiques, Il en a déduit des détails directifs formels mais également des conséquences de l'ordre de l'ambiance et de la forme. Le puissant haut-relief de l'écriture le souligne encore. La matérialité plastique de la surface est ainsi poussée à son paroxysme sans pour autant être mise en avant de manière tangible. Le plus caractéristique me semble à cet égard, mise en scène avec le bronze, l'inertie du matériau qui correspond en fait à une épaisse plaque d'argile encore humide simplement posée sur la pierre. Soit elle vit, soit elle est morte et se dégrade en objet de recherche historique.

 

Concernant l’auteur : Georg-Christof Bertsch (*1959) est conseiller d’entreprises à Francfort-sur-le-Main, enseignant en design à l’école supérieure d’Offenbach (professeur honoraire) ainsi qu’à l’école des beaux-arts de Bezalel à Jérusalem (professeur invité ainsi que membre du conseil des gouverneurs).
Il est également le directeur du groupe « Global Water Working Group » des 179 écoles supérieures de design de l’organisation Cumulus et l’auteur de nombreux livres, essais et articles traitant d’architecture, de design et de beaux-arts.
Ses recherches se focalisent principalement sur le thème « design et eau ».